Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 177

Le Monde, no 81, dimanche 5 février 1837, p. [1]-[3]
Article signé: « Juan Floran »

FEUILLETON.

 

SOIRÉES MUSICALES

 

de mm. liszt, batta et urhan.

 

Première soirée.

 

   Si l’on nous demande pourquoi nous attachons une si grande importance aux soirées musicales de MM. Liszt, Batta et Urhan, nous répondrons sincèrement, sans nous faire un mérite de nos sympathies personnelles, que l’idée nous en est venue, moins par la célébrité si justement acquise de ces artistes, que par l’opposition tracassière qui s’est formée contre leur vaste et généreux dessein. On a prétendu voir dans ces soirées, les progrès alarmans d’une école de réaction musicale ; et en même temps qu’on a paru accorder à de pareilles assertions la foi la plus explicite, il a été question de tendances, d’efforts, d’esprit d’innovation. Est-ce l’amour de l’art qui a éveillé tant de sollicitudes à un simple concert ? Pourquoi ces reproches anticipés ? Pourquoi sur tout ces puérile contradictions ?

   C’est par là que nous avons compris la haute portée des quatre séances offertes au public par trois artistes dont la rare puissance d’exécution s’allie à un savoir profond, fruit des études consciencieuses avec lesquelles ils ont pénétré dans les mystères de leur art. Il s’agit donc d’un combat à outrance proposé par le talent à la critique : On y entendra toute la pensée de Beethowen [sic], largement rendue par des interprètes fidèles, et on pourra se convaincre que, pour unir les vénérables traditions de la science avec les élans les plus audacieux du génie, il ne faut qu’un grand artiste. Nous savons bien que la lutte des deux écoles qui se disputent le sceptre de l’harmonie, depuis vingt ans, ne se terminera pas dans ces quatre séances : dans le monde musical comme dans le monde politique, les passions et l’intérêt ont créé des partis, et le terrain y est défendu avec obstination par tous les adversaires, dont chacun proclame sa cause, la seule digne de triompher. Mais après, il sera plus facile de connaître la valeur de ces hommes qui, pouvant amener une réforme salutaire dans l’art, accomodent lâchement leur génie aux exigences d’une époque : on classera ces auteurs qui brodent avec futilité leurs œuvres, au lieu de les tisser d’une façon large et consistante, et le public sera moins disposé à se laisser éblouir par ce clinquant d’exécution, que de complaisans amateurs ont nommé force, et qui n’est autre chose, en vérité, que l’adresse d’un joueur de gobelets.

   Pour nous, le programme de MM. Listz, Batta et Urhan, est celui d’une belle fête ; à en juger par la première séance, les soirées à venir seront de véritables solennités. Peu nous importe que la critique spéciale de telle ou telle école veuille restreindre le cercle déjà trop étroit de nos jouissances ; nous croyons que dans les arts le cœur passe avant la tête ; c’est notre foi, et nous ne sacrifierons jamais nos sentimens à des théories systématiques. Toutefois, nous croyons à la science. Nous repoussons les extravagances de l’esprit d’innovation dont notre époque subit les funestes conséquences ; mais si nous voyons sans regret le calme succéder à l’agitation, si notre cœur bondit de joie quand nous retrouvons autour de nous les mœurs faciles et courtoises, les manières douces et prévenantes, cette vie d’égards et de convenances, qui a valu partout aux Français l’honneur d’être considérés comme le type de la bonne compagnie, et leur pays comme la patrie des plaisirs, nous sommes cependant loin d’être ennemis des progrès que la marche du temps et le développement de l’intelligence ont pu nous procurer. Nous ne voudrions pas que le résultat moral du calme où la société vient de rentrer, fût un reotur complet vers le passé. Il nous serait pénible de voir la nonchalance plastique suivre le travail de ceux qui ont foi dans le perfectionnement humanitaire, et plus encore de voir le talent d’imitation au rang du génie créateur. Si la critique, ce démon misantrope qui n’a jamais créé et qui souvent a détruit, venait à bout d’enchaîner l’art, elle nous ferait perdre les avantages de notre siècle ; et, toute partialité de côté, notre siècle vaut bien le plus beau de ceux qui l’ont précédé.

   Le public, d’ailleurs, a partagé notre opinion sur l’importance de ces soirées, sinon sous le rapport de leur portée artistique, au moins sous celui de ses plaisirs. L’empressement avec lequel on s’est rendu à l’invitation des trois artistes en serait la meilleure preuve, quand il faudrait des preuves pour des faits que tout le monde peut constater. A huit heures, les salons de M. Erard étaient encombrés d’une foule aussi brillante que nombreuse. Tous les cercles fashionables y avaient leurs représentans. Les dames, qui formaient la plus grande partie de ce public d’élite, se faisaient remarquer par le goût exquis de leurs toilettes. C’était en effet une des plus belles réunions de la saison. Lorsque MM. Liszt, Batta et Urhan ont paru devant l’assemblée qui les attendait avec impatience, ils ont été accueillis par de bruyans applaudissemens. La présence de M. Liszt a excité vraiment de l’enthousiasme ; sa pâleur annonçait le mauvais état de sa santé, et il semblait que ses amis voulussent lui témoigner l’intérêt qu’il leur inspire par une réception vraiment triomphale.

   Le silence le plus profond suivit cette explosion : le grand trio en si bémol majeur commença ; c’est alors qu’il s’opéra sur la physionomie du grand pianiste un changement subit, on eût dit qu’il avait devant ses yeux l’esprit du sublime Beethowen. L’expression de son jeu ne tarda pas à produire un effet électrique sur ses auditeurs, elle venait de son ame. Ce qu’on a dit des traducteurs peut aussi bien se dire des musiciens ; on ne rend la pensée d’un auteur qu’autant qu’on est capable de la concevoir ; pour traduire Pindare, on a besoin des ailes de Byron ; pour exécuter les inspirations de Beethowen, il faut être Liszt.

   D’abord, cet œuvre de Beethowen, d’ordinaire si simple, si régulièrement cadencé, offre une contexture si neuve, et se présente sous des formes si indépendantes, que l’oreille la mieux exercée ne peut pas le comprendre sans une étude réfléchie. Chaque mesure est une phrase, chaque phrase est un motif, et à travers ces nombreuses cadences, ces fougues inattendues, ces retours surprenants au rhytme abandonné, l’harmonie découle de cet œuvre à longs flots qui ébranlent et entraînent le cœur en vous enivrant de volupté. Dans ce trio, comme dans toutes les partitions où la parole ne vient pas en aide aux sons de l’instrument, il lui a fallu s’emparer de l’imagination pour se faire suivre et comprendre. Mais quel homme, si l’on excepte Mozart, quel hom[p. 2]me, disons-nous, a jamais possédé l’art magique de peindre toutes les nuances de la pensée, au même degré que l’auteur de la symphonie en ut mineur, connu sous le nom de Beethowen ? Qu’il vous prépare bien, dans l’andante majestueux de son trio, au plus beau mouvement dramatique dont le piano puisse se rendre l’interprète ! Quelle poésie de sentiment ! quelle richesse de coloris, dans cet œuvre ! Cependant, rien de tout cela ne surpasse le talent d’exécution de M. Liszt : il a rendu le solo qui suit le second morceau d’ensemble, avec une précision admirable ; grace à lui, les auditeurs qui l’entendaient pour la première fois, l’ont compris aussi facilement que ceux qui, peut-être, en on fait une étude particulière. M. Liszt, il faut être juste, a été dignement secondé par MM. Batta et Urhan ; le violon de l’un et le violoncelle de l’autre se sont soutenus à la hauteur du piano ; et ceci n’est pas un faible éloge.

   Mais M. Liszt ne s’est pas contenté de nous étonner par la puissance d’exécution et l’intelligence qui l’ont mis déjà au rang des gloires musicales de l’époque ; il nous a révélé son talent de composition, ou plutôt, il nous en adonné de nouvelles preuves, dans les trésors d’harmonie de son délicieux rondo fantastique : Yo que soy contrabandista (moi je suis contrebandier). Le thème est un rondo espagnol, attribué par la plupart des connaisseurs à Garcia, père de Mme Malibran, c’est l’air le plus en faveur chez les Espagnols, surtout, parmi les Andaloux. Nous avons eu l’occasion de remarquer l’influence que cette légère bluette exerce sur eux, dans un moment où ses effets étaient plus que comiques. Le roi Ferdinand, peu de temps après sa rentrée en Espagne, de retour de sa captivité, venait de passer en revue quelques régimens qui avaient fait la guerre de la Péninsule sous les ordres du général Bullesteros, alors dans la grace du roi. Tout le monde connaît le goût de Ferdinand pour tout ce qui était populaire, et quoique cette belle musique ne mérite pas une semblable qualification, le sujet appartient néanmoins à cette poésie aventureuse et facile qui a tant de charme pour les dernières classes de la société. Le régiment, presque tout composé d’Andaloux, était celui des guides du général, qu’on surnommait les Barbons, à cause de leur barbe longue et touffue. Le roi ordonna à la bande de jouer l’air du contrebandier, pendant que la colonne d’honneur défilerait devant lui ; mais à peine la musique en avait-elle fait entendre les quatre premières mesures, qu’on voyait toutes les bayonnettes osciller et frémir. On aurait pu prendre le régiment pour une chaîne immense, agitée par l’action du fluide électrique. Le vieux vaudeville du Triomphe du Fandango n’était que la représentation comique de la scène bouffonne des Barbons et l’air du contrebandier.

   Le rondo du contrebandier était un excellent thème pour l’imagination ardente et poétique de M. Liszt. Il renferme tout ce qu’il y a de passionné, de riche, de coloré dans l’ame d’un peuple poète et aventureux. Le contrebandier, à l’époque où cet air parut, était le héros des Espagnols : les grands le protégeaient contre les lois et les magistrats, les femmes écoutaient avec extase ses victoires sur les troupes du gouvernement ; le peuple l’admirait ; la poésie elle-même chantait son nom, et arrosait sa tombe de larmes. Nous avons entendu l’air du contrebandier, chanté par Garcia, et rien n’égale, selon nous, le charme qu’il savait imprimer à sa voix : c’était l’homme qui aime et craint d’être oublié, l’Espagnol idolâtre de sa belle et jaloux même de son ombre ; l’homme qui n’a que trois choses au monde, sa maîtresse, son cheval et sa carabine, trois choses qu’il regarde comme sa seule richesse, lui, qui expose sa vie tous les jours, à chaque instant, pour une poignée d’or : mais ces trois choses sont aussi sa vie, sa liberté et son bonheur. Et voilà tout ce que M. Liszt a compris ; il l’a deviné, car il n’a pas vu l’Andalousie : puis il a revêtu sa belle pensée de toutes les couleurs de sa fantaisie. Nous avons suivi le contrebandier à travers les montagnes, après avoir soupiré d’amour sous la fenêtre de sa maja ; nous l’avons entendu animer son coursier ; il a couru, couru toujours ; enfin, il s’est reposé peut-être sur le bord d’un torrent, dans une caverne, au pied de quelque vieux chêne, mais dans un lieu bien sombre, agité de pensées de mort, peut-être ayant perdu son cheval, son compagnon, son seul ami quand il doutait de sa bien-aimée. Oui, tout ce tableau a été rendu fidèlement par M. Liszt dans un larghetto qui précède le mouvement final de son rondo.

   Mais ce qui nous semble vraiment remarquable dans la musique de M. Liszt, c’est l’entraînement de son style et la souplesse de son rythme, qualités qui devraient se nuire, et qui, en lui, contribuent à mettre en relief la richesse de sa verve. M. Liszt oublie, il est vrai, le public et ne pense qa’à [sic] l’art ; personne ne sait mieux que lui tirer parti des combinaisons fantasques qui sont l’expression pure de notre existence actuelle. L’art, en se mêlant aux évènemens la vie [sic], a subi les modification que les grandes révolutions sociales ont imprimées à celle-ci. Après les cadences doucereuses et maniérées de Grétry, il fallait les transitions violentes et le fracas de Rossini. La science avait fait de l’inspiration une écolière qui devait, à son tour s’insurger et écraser l’art ou le renouveler en multipliant ses formes. Les soupirs d’amouor, les colères terribles de la jalouise avec accompagnement obligé de flûte, continuèrent encore pour quelques années à délasser les élèves de Rousseau et les partisans de Marat. Quand la musique changea la houlette à croc d’argent contre le sabre et les pistolets, elle garda ses ailes de gaze, même en se coiffant du bonnet phrygien, pour chanter la Marseillaise !… On la vit reparaître sur le théâtre, dans tout l’éclat de la pompe scénique : sa voix n’était plus le fausset des dieux grecs ou des bergers de l’Arcadie, de Quinault et de Dorat, créé tout exprès ad usum Delphini, c’était celle de la réalité, le cri du cœur. Alors on reconnut le génie sublime de Mozart, et l’on vit éclore l’école de l’inspiration, qui seule, pouvait régénérer l’art.

   Malheureusement la simplicité de la nouvelle école devait ouvrir la porte à tous les désordres dont se plaignent les amis de la science. Lorsque la musique oublia sa haute mission, ou pour dire notre pensée sans fard et sans détour, lorsque des hommes qui n’avaient ni le don de l’inspiration, ni le talent de l’art, parodièrent le Correggio, en disant : « Et moi aussi je suis musicien ! » Ils envahirent tous les genres ; mais le public en fit bonne justice, et le papillotage musical, comme l’appelle M. Liszt lui-même, se réfugia dans les salons, où il conserve ses entrées par la romance, les quadrilles et le brillant persiflage des variations.

   Nous ne croyons pas, malgré ces écarts du bon [p. 3] principe, que notre époque soit une époque de déclin ; l’éducation musicale du siècle n’est pas encore achevée, et la corruption du goût ne vient que lorsqu’il a été formé. Des abus ont subi [sic] de tous temps les progrès du génie : ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a entendu les plus affreux carillons, après les mélodies les plus suaves. D’ailleurs la science musicale est devenue profonde et compliquée. Quelle différence entre ces orgies hydrauliques dont parle Guillaume de Malmesbury, qu’on faisait sonner, en y introduisant le vent nécessaire par le moyen de l’eau chaude, et les pianos de M. Erard ? Quelle distance des orchestres de Toul ou de Dijon à celle de notre Académie royale de musique ?

   Toutefois la corruption de la musique des anciens diffère beaucoup de la corruption qui pourrait menacer la nôtre. D’abord l’art était alors dans toute sa simplicité native ; il ne s’occupait que du chant religieux, et lorsqu’on voulut en multiplier les beautés, on tomba dans l’affectation. [« ] Il faut, disait saint Bernard en parlant de la musique sacrée, il faut que le chant ne soit ni âpre ni efféminé, mais grave et modeste : sa douceur ne doit pas dégénérer en légèreté ; il touche le cœur en flattant l’oreille, console l’ame et soulage l’esprit ; mais il doit aussi ne pas perdre de vue l’intention des paroles : la piété souffre un grand préjudice de ces chants qui distraient les sens et ne servent qu’à charmer l’oreille par leur molle et délicate musique, au lieu de faire passer dans l’ame le sentiment des belles choses. » Dans la complication actuelle de l’art, il n’y aurait à craindre que le triomphe de cette critique acariâtre qui veut réduire, et cela par système, le cercle immense de l’harmonie aux bornes d’une méthode plastique de contre-point. Mais on n’oubliera pas, nous l’espérons, que cet art sublime éprouve les mêmes modifications que la parole, et que c’est la poésie du mouvement, comme la peinture est celle de la nature en repos. La musique dont le principe est immuable, ne consiste ni dans les sons détachés d’un instrument, ni dans les accords capricieux de telle ou telle partition ; elle tient à l’ame par la compréhension, et à l’univers par les formes ; si elle n’exprime pas tout ce qu’on a droit de lui demander, il faut la considérer comme un bruit plus ou moins agréable. Ceux qui se contentent d’avoir l’oreille caressée par des sons mélodieusement combinés, ne connaissent pas toute la beauté de la musique : ce sont des barbares à qui l’on parle la langue de Sapho et de Démosthène.

   Quant à nous, placés entre la critique et l’art, nous avouerons avec franchise que la première soirée de MM. Liszt, Batta et Urhan, nous a beaucoup rassurés sur le sort de la musique, et nous n’exprimons pas ici notre opinion particulière, mais les sentimens d’un public intelligent.

   Nous ne finirons pas notre feuilleton sans faire mention du beau talent de M. Giraldi [sic], qui a été aussi un des ornemens de cette remarquable soirée. Nous ne croyons pas avoir besoin d’ajouter que l’éclatant succès de la première séance musicale de MM. Liszt, Urhan et Batta est le garant du succès qu’obtiendront les autres.

JUAN FLORAN.   

Responsable de publication: Claude Knepper (CNRS) - Réalisation: Philippe Brunet  - Copyright © www.liszt.cnrs.fr