Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 177

Revue et gazette musicale de Paris, 4e année, no 6, dimanche 5 février 1837, p. 50-51
Article signé: « H. Berlioz »

PREMIÈRE SOIRÉE MUSICALE

 

de mm. liszt, batta et urhan.

 

DEUXIÈME CONCERT DU CONSERVATOIRE.

 

   Combien de fois les admirateurs de Beethoven n’ont-ils pas gémi de voir une partie de ses œuvres, la plus belle, peut-être, condamnée en quelque sorte à l’obscurité, faute d’exécutants et d’un public également digne d’elle ? Presque tous les artistes et un grand nombre d’amateurs connaissaient, il est vrai, ses trios et ses sonates de piano, et les proclamaient hautement des miracles de génie ; mais, parmi les premiers, y en a-t-il beaucoup qui, les aimant assez pour se livrer aux études préalables qu’elles exigent impérieusement des virtuoses même les plus habiles, aient consenti dans l’occasion à courir la chance d’un demi-succès, quand ils se croyaient sûrs d’obtenir d’unanimes applaudisssements avec ces niaiseries sonores dont l’éclat sans chaleur est si cher à la mode ? Loin de là, les frères Bohrer sont à peu près les seuls qui aient tenté d’introduire quelques-uns des trios de Beethoven dans les matinées musicales qu’ils avaient organisées, il y a cinq ou six ans, pour les quatuors. Mais le talent estimable de Mme Bohrer, qui s’était chargée de la partie de piano, était-il bien suffisant pour rendre le profond sentiment de cette merveilleuse poésie à la fois méditative et passionnée, et de conserver aux formes dont l’auteur l’a revêtue les gigantesques proportions qui en font autant de sublimes anomalies ? Nous ne le croyons pas. Ainsi, la tentative de cette jeune dame fut presque citée comme un exemple de dévouement, et l’on eut encore raison de répéter que pour elle, comme pour beaucoup d’autres, un air varié du premier faiseur venu offrait mille avantages dont les trios de Beethoven sont dépourvus.

   Des amateurs, nous nous abstenons d’en parler, bien que cette dénomination, grâce aux progrès remarquables que l’art a faits partout depuis quelques années, ne donne rien à préjuger contre le talent des musiciens auxquels on l’applique ; toujours est-il, qu’en France au moins, si quelques-uns peuvent, sans trop de témérité, aborder des compositions d’un ordre si élevé, le nombre en est extrêmement restreint. D’ailleurs, les amateurs ne jouent pas en public, et s’il y en avait qui voulussent l’essayer, les considérations d’amour-propre qui engagent la majeure partie des artistes à s’interdire l’exécution des œuvres sévères, seraient probablement encore plus puissantes sur eux.

   Non, il n’y a que l’intelligence complète de ces immortelles œuvres, l’admiration sans bornes qui en est la conséquence, et un juste sentiment de sa propre force joint à une certaine indifférence artiste pour le succès ou l’insuccès, qui puissent donner à Beethoven, de dignes interprètes. Ces qualités, réunies au plus haut degré chez Liszt, ses deux émules Urhan et Batta les possèdent aussi ; et c’est avec une égale ardeur qu’ils se sont chargés de l’importante et difficile mission que tant d’autres jusqu’ici n’avaient pas osé accepter. Si quelque chose peut accroître en eux la joie de l’avoir si bien remplie, c’est moins encore l’enivrante récompense qu’ils en ont reçue, que son résultat immédiat sur cette foule qui, tiède et à peu près indifférente en entrant dans la salle, en est sortie frémissante et enthousiasmée. Le lecteur ne s’attend pas, j’espère, à une analyse du trio en si bémol de Beethoven ; je n’ai pas à mes ordres la plume qui écrivité Orphée ; et la sublime éloquence, le majestueux style antique de Ballanche ne seraient pas de trop pour un pareil sujet. Bornons-nous à ce peu de mots ; s’il existe en musique quelque chose d’assez grand pour servir de point de comparaison à une telle œuvre, c’est chez Beethoven lui-même qu’il faut le chercher, ce ne peut être que les symphonies, et, s’il fallait absolument opter pour la plus belle d’entre elles ou ce merveilleux trio, c’est peut-être le trio qui l’emporterait. Pauvre grand homme ! auguste misérable (1) ! Que ne lui a-t-il été donné, avant de [p. 51] mourir, de retrouver un instant le sens de l’ouïe et d’entendre Liszt grave, puissant et calme dans son inspiration, réciter l’hymne douloureuse de l’Adagio ! De quelle reconnaissance d’abord, et de quelle ardente affection ensuite, il eût environné son jeune rapsode ! C’est qu’il est parfaitement juste et vrai de proclamer une pareille exécution infiniment au-dessus de ce qu’on a jamais entendu ; force, douceur, grâce, mélancolie, sérénité, emportement, tout ce qui constitue l’expression dans la plus haute acceptation du mot, s’y trouve réuni à une incomparable habileté mécanique. Ces éloges, que du reste le public a formulés avant nous, ne nous rendront point injustes envers MM. Batta et Urhan ; ils ont su l’un et l’autre, dans un si dangereux voisinage, se faire applaudir individuellement à plusieurs reprises. M. Batta a fait des progrès, les beaux sons qu’il tire du violoncelle ont acquis plus de rondeur et de pureté ; et dans son air varié, il a rendu les plus grandes difficultés comme les chants les plus simples avec une égale supériorité.

   La grande composition de Liszt, sur le thème du Contrabandista pour piano seul, a été paraphrasée d’une façon si fidèle et si admirablement originale par M. Georges Sand, dans un des précédents numéros de la Gazette musicale, que la meilleure analyse technique, pour en donner une jsute idée, n’approcherait jamais de cette belle traduction en prose poétique. Nous y renvoyons le lecteur. Cette œuvre, où le talent du virtuose se déploie avec une si foudroyante énergie, est, je crois, la plus remarquable de Liszt jusqu’à ce jour. La manière dont le thème est traité y décèle autant de science que les idées incidentes groupées autour de lui montrent d’invention. L’épisode du milieu surtout est d’un magnifique caractère, et ces accents religieux, au milieu de l’ironie incisive qui éclate dans tous les restes du morceau, produisent l’opposition la plus saisissante. Malheureusement il ne faut pas espérer d’entendre souvent de telle musique, Liszt l’a faite pour lui, et personne au monde ne pourrait se flatter d’en aborder l’exécution.

   On espérait dans la même soirée entendre des mélodies de Schubert, chantées par Nourrit : la même indisposition qui, à l’Opéra, avait empêché la représentation des Huguenots, nous en a privés. M. Géraldi, dont la belle voix de basse gagne chaque jour en volume et en souplesse, autant que son style de chant acquiert de verve et de pureté, a consenti à remplacer Nourrit à l’improviste. Les applaudissements qu’il a excités dans deux frangments [sic] des grandes œuvres de M. Meyerbeer, lui ont prouvé que pour nous et pour lui il avait bien fait. Ces soirées, à en juger par la première, vont être, à coup sûr, avec les concerts du Conservatoire, ce qu’il y aura cet hiver à Paris de plus saillant en musique.

   […]


Bibliographie

— Prod’homme, Jacques-Gabriel. Liszt et Paris. Revue musicale, 1er mai 1928, p. 114

Citation depuis « paraphrasé d’une façon » jusqu’à « jusqu’à ce jour ». Ponctuation modifiée. Plusieurs modifications : « paraphrasée d’une façon si fidèle et si admirablement originale par M. Georges [sic] Sand, dans un des précédents numéros » a été remplacé par « paraphrasé d’une façon si fidèle et si admirablement originale par M. George Sand, dans un précédent numéro » ; « Nous y renvoyons le lecteur. » a été omis. L’auteur indique par erreur que l’article de Berlioz a paru dans le Journal des Débats. L’article que Berlioz a fait paraître dans le Journal des débats du dimanche 12 mars 1837 (voir rubrique « Comptes rendus ») ne fait mention que des œuvres de Beethoven interprétées lors des quatre séances de musique de chambre données dans les salons Érard.

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