Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 177

Journal de Paris, no 19, lundi 27 février 1837, p. [1]-[2]
Article signé: « J. Ortigue » (Joseph d’Ortigue)

scéances de musique intrumentale, données par mm. liszt, urhan et batta.

 

   Le véritable artiste n’est pas celui qui s’imagine que le talent lui a été donné dans le seul but de servir de divertissement à la foule, et qui suppose la valeur de ce talent d’après ce que les jouissances qu’il procure au public peuvent lui rapporter de renommée ou d’argent.

   L’artiste digne de ce nom est celui chez qui le sentiment de la personnalité s’efface devant celui de la dignité de l’art ; qui ne se propose de flatter les goûts, de charmer les sens des auditeurs ou des spectateurs, qu’à la condition de s’adresser, par ce moyen, à leur intelligence, et de réveiller les plus nobles instincts de l’homme ; c’est celui enfin qui entend bien que le plaisir qu’il excite n’est chose légitime qu’autant qu’il se l’avoue lui-même, et que ce plaisir est en même temps un enseignement.

   Les arts étant essentiellement destinés à nous représenter ce qu’il y a de bon et de beau dans l’humanité et dans la nature sous des formes sensibles appropriées aux divers ordres de réalités spéciales sur lesquels ils sont destinés, ont, conformément à cette destination primordiale, une mission à remplir au sein de la société au même titre que les sciences et les autres connaissances humaines. Par la même raison, l’artiste, qu’il soit poète,, écrivain, peintre, architecte, musicien, participe à cette mission, et la société a le droit de lui demander compte de cette sorte de magistrature dont il est investi. Digne à jamais d’admiration s’il consacre son génie et ses efforts à initier le public à ces vérités, à ces beautés dont il lui est donné dans ses créations, de reproduire les manifestations poétiques, il devient un objet de dédain et de mépris s’il dirige son talent vers l’unique but de chatouiller les sens, et s’il le prostitue à tous les caprices de la foule pour en faire un moyen sûr et facile d’exploitation personnelle.

   Le haut enseignement, attribué à tous les arts, présente, pour ce qui est de la musique, des avantages qui ne se rencontrent pas dans les ordres d’idées différents. Le caractère vague et indéterminé de ce qu’on appelle l’expression musicale, l’impossibilité de donner aux éléments qui composent le langage et le discours musical une signification fixe et précise, font de cet art une espèce de terrain neutre et pacifique, où toutes les opinions, tous les systèmes, toutes les idées qui divisent les hommes, viennent oublier leurs divergences et s’embrasser et se confondre dans un sentiment unanime. « Dans ce siècle de controverses, a dit un homme de talent, tout le monde étant sceptique, même en fait d’art, le seul temple où l’on puisse encore se rencontrer dans la même foi est le temple de la musique, parce que la musique, loin de blesser les convictions de personne, n’en suppose même aucune et ne parle, comme on l’a dit, qu’à notre âme sensible (1). »

   De là vient sans doute que les écrivains qui ont le plus approfondi l’étude et l’histoire du chant grégorien, ont été conduits à penser que, dans les siècles de foi, la propagation de ce chant avait exercé une influence réelle sur la piété publique, et que d’éclatantes conversions, au nombre desquelles on pourrait compter peut-être celle de saint Augustin, avaient été dues à ces accens si pleins de majesté, de calme, et de l’onction la plus pénétrante. Qui pourrait dire aujourd’hui le nombre d’esprits à qui les trésors de la plus haute métaphysique et de la plus sublime poésie ont été révélés à l’audition seule de la musique de Weber, de Schubert et de Beethoven ! Nous ne pouvons suivre ici cette idée dont le développement nous mènerait trop loin ; mais c’est là l’enseignement que l’artiste, que le musicien doit avoir en vue.

   L’art, à certaines époques, et particulièrement la musique à celle où nous sommes, tend à revêtir un caractère de symbolisme ; nous voulons dire par ce mot qu’elle reflète, sous des nuances assez vives et des apparences saisissantes certains types sociaux et caractéristiques de notre civilisation. Or, c’est cette tendance que l’artiste doit imprimer à son oeuvre. S’il la méconnaît, s’il s’isole, c’est qu’alors il ne veut être qu’un instrument individuel qui n’a aucun écho dans le sentiment universel ; c’est qu’il aspire uniquement à devenir l’idole d’un public superficiel et léger, idole fragile et qui tombera tôt ou tard devant un nouveau caprice de la foule, tant le spectacle d’un servilisme volontaire finit à la longue par inspirer la fatigue, l’ennui et le dégoût ! Celui, au contraire, qui comprend cette impulsion de l’art et s’y abandonne, celui-là, s’il peut se considérer en un sens comme un instrument, est du moins un instrument intelligent qui obéit à une pensée ; celui-là seul a le sentiment de la dignité de l’art et la conscience de sa force personnelle, car il n’ignore pas que, soit qu’il ait à condescendre momentanément au goût du public, soit qu’il ait à lui résister, soit enfin qu’il le devance, il doit toujours l’instruire et l’éclairer : tâche pénible et délicate assurément, mais de laquelle l’artiste doit triompher tôt ou tard avec de la persévérance.

   Cet artiste se rencontre rarement aujourd’hui, il faut en convenir ; cependant il faut convenir aussi que si le sentiment personnel absorbe trop souvent le sentiment de l’art chez les individus, celui-ci domine et se développe tout entier, lorsque l’esprit d’association porte nos exécutans à réunir leurs efforts et leurs talens en commun. Les amours-propres se dépouillant de la vanité individuelle et se confondant dans une émulation générale, l’enthousiasme s’exaltant par le contact, et se formant en foyer puissant, il en résulte une de ces magnifiques institutions, comme la société des concerts par exemple ; institution unique et dont nous pouvons bien nous enorgueillir, parce qu’elle a été fondée parmi nous et par nous, et que, nationale sous le rapport de son origine, elle est devenue européenne par ses résultats. C’est aussi le même esprit, c’est le même sentiment qui a créé les belles séances annuelles de M. Baillot, celles non moins remarquables des frères Tilmant ; c’est lui enfin qui nous a valu cette année les soirées de musique instrumentale de MM. Listz, Urhan et Batta.

   Ces trois virtuoses se sont proposé, nous croyons, de faire connaître au public des chefs-d’œuvre de Beethoven ignorés ou peu connus, et de lui apprendre que ce grand maître a porté tous les genres de musique qu’il a traités aussi loin que la symphonie. Le trio en si bémol (œuvre 69), le trio en ré majeur (œuvre 70), celui en mi bémol (œuvre idem), et la grande sonate en la mineur, dédiée à Kreutzer, sont les quatre œuvres qu’ils ont livrées à notre admiration. Il semble difficile, au premier coup d’œil, de faire un pareil choix ; mais, dans le répertoire de Beethoven, il n’y a guère qu’à prendre au hasard.

   Ces quatre compositions pourtant ne sont pas également belles, ou plutôt elles sont autrement belles, c’est-à-dire qu’elles ne produisent pas le même genre d’effet, et que si les unes, comme le trio en si bémol, excitent les applaudissemens, d’autres, comme le sublime adagio du trio en ré majeur,concentrent l’âme en elle-même et recueillent les sens au point d’ôter à l’auditeur la faculté de battre des mains. Toutes néanmoins sont de nature à faire une impression profonde, et n’ont pu être conçues que par le génie le plus élevé. Quant à l’exécution de cette musique, elle a été telle qu’on devait l’attendre de trois talens de premier ordre, mais ayant chacun une individualité trop saillante peut-être pour se prêter à cette harmonie et à cette unité qui constituent un parfait ensemble. La partie de piano, jouée par M. Listz, était quelque chose de si surprenant, de si impétueux, de si passionné, et tour à tour de si délicat et si capricieux, que, dans tous les coins de l’auditoire, on se prenait à plaindre le pauvre Beethoven, devenu sourd, de n’avoir jamais entendu sa musique rendue de cette manière.

   Nous croyons aussi que Beethoven eût admiré une exécution aussi pro[p. 2]digieuse ; mais n’est-il pas permis de se demander s’il eût été également satisfait de l’interprétation que nos virtuoses donnaient à sa pensée par suite de l’exagération de leur expression et des fréquens changemens de mesure ? Nous savons qu’à cet égard il s’est opéré une modification très réelle dans le jeu de M. Listz. Pourtant, il ne nous semble pas avoir atteint complètement son but, qui est de jouer la musique des maîtres suivant leur intention et dans sa rigoureuse littéralité, et il se laisse encore dominer, à son insu sans doute, par ses anciennes habitudes. Les aveux que M. Listz nous a faits lui-même à ce sujet, dans une lettre adressée à la Gazette musicale, l’honorent infiniment et prouvent à la fois que celui qui s’accuse ainsi lui-même est tout disposé à écouter une critique franche et sympathique.

   « J’exécutais fréquemment, dit-il, soit en public, soit dans les salons, les œuvres de Beethoven, Weber et Hummel ; et, je l’avoue à ma honte, afin d’arracher les bravos d’un public toujours lent à concevoir les belles choses dans leur auguste simplicité, je ne me faisais nul scrupule d’en altérer les mouvemens et les intentions : j’allais même jusqu’à y ajouter insolemment une foule de traits et de ponts d’orgue, qui, en me valant des applaudissements ignares, faillirent m’entraîner dans une fausse voie, dont heureusement je sus me dégager bientôt. Vous ne sauriez croire, mon ami, combien je déplore ces concessions au mauvais goût, ces violations sacrilèges de l’esprit et de la lettre, car le respect le plus absolu pour les chefs-d’œuvre des grands maîtres a remplacé chez moi le besoin de nouveauté et de personnalité d’une jeunesse encore voisine de l’enfance. A cette heure, je ne sais plus séparer une composition quelconque du temps où elle a été écrite, et la prétention d’orner ou de rajeunir les œuvres des écoles antérieures me semble aussi absurde chez le musicien, qu’il le serait, par exemple, à un architecte de poser un chapiteau corinthien sur les colonnes d’un temple d’Égypte. » Il y a, nous le répétons, dans cette manière de s’examiner et de se juger aussi sévèrement, de la loyauté et du courage ; mais nous n’en sommes pas moins convaincu, et en cela nous sommes d’accord avec la majorité des connaisseurs qui ont assisté à ces séances, que M Listz se laisse emporter malgré lui à sa fougue, quelquefois aux dépens de l’idée du compositeur, bien que l’exécutant soit admirable jusque dans ses écarts.

   Si maintenant nous venons à parler des morceaux pour piano seul, composés par M. Listz, et qui nous paraissent ne pouvoir être véritablement exécutés que par lui, nous n’aurons qu’à admirer sans restriction, sous le rapport du mérite de la composition, et, quant au jeu du virtuose, c’est le cas de crier au miracle ! On ne peut rien imaginer de plus gigantesque, de plus passionné, de plus soudain, de plus terrible ; tout cela mêlé à des saillies pleines de coquetterie, de grâce, de légèreté, de fantastique. C’est un rêve que l’on croit faire, et la raison hésite à s’en rapporter au témoignage des sens. Nous ne pensons pas que jamais auteur ait déployé plus de verve, plus de variété et d’esprit dans ses productions ; c’est là ce qui caractérise, selon nous, les dernières productions de M. Listz, les Réminiscences de la Juive, le Contrebandier, la Valse di bravura ; c’est qu’elles sont éminemment spirituelles. Mêmes prodiges, mêmes merveilles dans la manière dont le pianiste a rendu comme en se jouant, les belles études de Moschelès et de M. Chopin.

   Un trio de M. Pixis, riche d’idées et d’une facture remarquable et brillante, a ouvert une des quatre séances, et comme le programme de ce jour annonçait en première ligne le trio en mi bémol de Beethoven, la majeure partie de l’auditoire, qui n’était pas dans le secret de cette substitution, a fait honneur à Beethoven du plaisir que lui a procuré l’œuvre de M. Pixis. Ajoutons que ce trio est aussi en mi bémol. Il faut avouer pourtant que le public n’était pas si coupable, et que le premier allegro de cette composition, sauf le trait qui termine chaque reprise, pouvait faire illusion aux plus habiles. Ce qu’il y a de certain, c’est que le trio de Beethoven, venu à la fin de la soirée, a été beaucoup moins applaudi. Et cependant, quels suaves et ravissans morceaux que l’andante et le scherzo ! Et comme la pensée du compositeur, du poète, respire toujours librement au milieu du travail harmonique et de l’entrelacement des parties ! Et comme elle se dilate, comme elle plane au large dans l’ampleur et la noble désinvolture du style ! Ici ce n’est plus, comme chez les imitateurs même les plus exercés, la facture qui se fatigue et se tourmente pour masquer le vide de l’idée ; c’est l’idée qui arrive toujours abondante, pleine, inattendue, et qui se produit sans effort avec son expression, qui crée sa forme et s’incarne en elle.

   M. Batta est en possession d’exciter de vives émotions par son violoncelle. On prétend que Voltaire, après avoir entendu le célèbre Duport, lui dit : « M. Duport, vous me feriez croire aux miracles, car d’un bœuf, vous avez fait un rossignol. » Si Voltaire avait entendu M. Batta, il aurait pu lui dire avec autant de vérité et moins de prétention, que d’un instrument il a fait une voix. C’est en effet au sentiment, à l’accent, au chant, que M. Batta prête à son instrument qu’il doit ses plus légitimes succès. M. Batta cherche évidemment à imiter la phraséologie et l’accentuation des meilleurs chanteurs italiens. Jusque là tout est bien. Mais il nous semble qu’il devrait s’interdire l’imitation de ses modèles lorsque leur expression cesse d’être vraie. Cette observation nous est suggérée, par la manière dont il a joué la Romamesca. Nous ne saurions approuver les ornemens modernes qu’il a voulu donner à ce morceau, et surtout une certaine appogiature sur le sol qu’il a eu soin de répéter à chaque reprise. La Romanesca est un monument de la musique au 16e siècle ; il ne faut rien lui ôter de sa naïve simplicité et lui laisser l’allure et la fraîcheur du vieux temps.

   La partie vocale de ces concerts a été moins remarquable que la partie instrumentale. Cependant, elle a été souvent digne d’intérêt. Mme Dorus nous a fait entendre, à la quatrième séance, l’Ange et l’Enfant, mélodie de M. Urhan sur la poésie de M. Reboul, de Nîmes. Ce morceau, d’un genre entièrement neuf, écrit en la bémol, repose harmoniquement sur un accord parfait, auquel vient se joindre, vers le milieu, le sol bémol, qui fait entendre momentanément, et comme dans le lointain, un accord de septième, lequel disparaît, pour laisser résonner le premier accord. Les partisans de la scolastique ses sont beaucoup récriés contre cette violation des règles de l’harmonie. Nous pensons que l’auteur en sait autant qu’eux sur ce point. Comme il a cherché à imiter dans ce chant une harmonie aérienne l’idée poétique de ce morceau consiste en ce que l’auditeur suppose mentalement la résolution régulière de l’accord de septième, qui est censée s’opérer dans une région inaccessible à nos perceptions. Mme Dorus a parfaitement rendu cette mélodie. C’est une nuance très délicate et difficile a [sic] saisir entre le chant et la parole, et qui tient à la fois de l’un et de l’autre. Pourquoi cette habile cantatrice n’a-t-elle pas chanté avec la même simplicité le bel air de Freyschütz ? Mlle Méquillé, qui, malgré sa belle voix avait échoué dans une scène italienne intitulée Jane Gray, a enlevé l’auditoire dans la sublime ballade de Schubert, la Religieuse. Utile leçon qu’on devrait apprendre aux artistes que leur talent ne peut aspirer à de véritables succès qu’en s’associant aux plus nobles inspirations. Ce fut un beau moment lorsque M. Nourrit, déjà une première fois dignement placé par M. Géraldy, se présenta sur l’estrade, à la grande surprise du public, et chanta avec son élan, son enthousiasme, et l’expression pénétrante de sa voix, deux mélodies de Schubert et un lied de Beethoven. Mais revenons à notre point de départ.

   De pareilles séances sont à la fois un plaisir et un enseignement pour le public ; et le public, qui n’applaudit guère aujourd’hui dans nos salles que l’éclat du talent, leur fera plus tard honneur d’avoir accepté cette noble mission. On oublie facilement les sensations passées, les jouissances du lendemain effacent celles de la veille ; mais toutes les fois qu’une œuvre est le résultat d’une bonne, sérieuse et utile pensée, elle dépose dans l’esprit un germe qui se développe par le travail de l’intelligence et de la réflexion ; et, à la longue, en repassant ses souvenirs, on s’aperçoit que ce que l’on avait pris pour une simple affaire de plaisir et de curiosité, se rattachait à une question d’instruction et de progrès universel.

J. ORTIGUE   

 

[Note en bas de p. 1 :]

(1) Journal de l’instruction publique, du 17 juillet 1836.


Bibliographie
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