Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 177
- Revue et gazette musicale de Paris, 4e année, no 10, dimanche 5 mars 1837, p. 81-82
- Article signé: « L. Legouvé » (Ernest Legouvé)
LES CONCERTS DE MM. LISZT, BATTA ET URHAN.
On nous trouvera peut-être bien hardis de parler de ces concerts après M. Berlioz ; mais nous ne nous le sommes permis que parce que notre point de vue est tout intellectuel. Ces quatre séances ont eu un caractère d’initiation assez remarquable pour mériter d’être constaté.
Il n’en est pas de l’exécution des œuvres musicales comme de la représentation des pièces de théâtre. Faites jouer un chef-d’œuvre de Molière par de misérables comédiens, et l’intelligence ou le cœur des spectateurs rétablira le sens du poëte sous le jeu faux ou incomplet de l’acteur. Mais pour une œuvre musicale l’exécution, c’est la vie : car la musique est une langue toujours un peu hiéroglyphique, même pour ceux qui le savent le mieux, et qui n’a pas trop de toute la finesse de l’exécution pour être entièrement comprise : une légère altération dans les mouvements, un piano pour un forté, et le morceau n’est plus le même. De plus, parmi les pièces de théâtre, les chefs-d’œuvre se passent plus facilement de la perfection du jeu que les frivolités ; c’est au rebours dans les compositions musicales : plus les œuvres sont élevées et fortes, plus il leur faut, pour arriver à l’âme des auditeurs, de puissants interprètes. Livrez la symphonie avec chœurs à un autre orchestre qu’à celui du Conservatoire, et ce ne sera que ténèbres pour les spectateurs. Or, à côté du Beethoven, des symphonies dont la pensée est transparente pour tous aujourd’hui, grâce à la société des concerts, il y a un autre Beethoven, aussi grand, et plus profond peut-être, mais incompris encore de la foule, c’est le Beethoven des trios, des quatuors, des sonates. Dessiner à nos yeux un second profil du grand homme, faire descendre l’auditeur dans la moitié la plus intime de ce vaste génie, compléter enfin notre éducation musicale, commencée par les concerts du Conservatoire, voilà ce que se sont proposés MM. Liszt, Batta et Urhan. Il y avait de la noblesse dans le dessin ; il y avait plus, il y avait du courage, car la réussite était incertaine :outre ce que, ces dernières compositions de Beethoven ont de plus sévère, on pouvait craindre que sa pensée, dépouillée de la pompe, de la puissance de l’orchestre, et descendant ainsi presque nue de son piédestal, ne parût une statue de marbre. N’importe, les trois frères en Beethoven se mirent à l’œuvre avec ardeur, saintement, comme pour une bonne action, et prirent d’abord pour bases de leurs séances, les trois grands trios en si, en mi et en ré je crois.
Nous avons eu le bonheur d’assister à presque toutes les répétitions de ces concerts, et nous ne savons pas de spectacle plus intéressant et plus curieux. Quelles patientes et consciencieuses études ! comme chacun creusait ardemment dans l’œuvre ! Tour à tour conseillant et conseillés, ils s’interrompaient, se corrigeaient l’un l’autre, sans vanité, sans calcul d’effets pour leur instrument particulier, et sacrifiant tout au maitre. Nous avons vu Liszt recommencer cinq fois de suite un passage qui n’offrait aucune difficulté mécanique, mais dont l’expression ne le satisfaisait pas, et c’est là que nous avons appris comment une nuance, une note plus ou moins marquée, illumine tout un morceau d’une clarté nouvelle. Chacun d’eux apportait à cette noble interprétation sa nature et son instinct : Batta, avec son délicieux sentiment mélodique, faisait jaillir mille sources d’élégie ; Liszt, le plus grand artiste de nos jours sans contredit, imprimait à chaque passage un caractère imprévu, et créait en traduisant, sans cesser de traduire : puis au milieu de ces deux jeunes gens, l’un si fougueux et si intelligent, l’autre si tendrement passionnée, venait se mettre Urhan, l’homme de la tradition, l’artiste austère qui se nourrit depuis plus de trente ans de cette grave musique, et qui exécute Beethoven comme un prêtre offre la saint sacrifice, avec piété et respect.
Aussi le succès a-t-il été immense et inespérée !.. C’est le plus admirable ensemble que nous ayons entendu, c’étaient trois âmes fondues en une seule ! Et pour ne parler que du trio en si, rien ne peut rendre l’impression produite par tout le premier morceau, par le délicieux menuet où Liszt a déployé une grâce inimitable, par la sublime fin de l’adagio qui amène si admirablement l’entrée chevaleresque de l’allegro ! Qu’on ne dise pas que c’était la mode : la mode fait venir, la mode fait applaudir, mais la mode ne fait pas écouter… Hé bien, chose inouïe ! un trio, un simple trio, qui dure quarante-cinq minutes, a été écouté par un auditoire de cinq cents personnes, sans autre interruption que les murmures d’enthousiasme réprimés par crainte de perdre une seule note… Des Français qui aiment assez la musique pour applaudir en dedans, de peur d’interrompre…voilà un prodige ! A la fin du trio, les bravos ont éclaté avec frénésie… la bataille était gagnée… l’enseignement avait eu lieu ! et si nous employons ce mot enseignement, c’est que seul il rend bien le caractère particulier de ses séances. Déjà, il est vrai, M. Baillot dans ses belles soirées, et les frères Tilmant dans leurs matinées, avaient élevé un autel au Beethoven des quatuors ; mais, malgré l’éclat du nom de M. Baillot et l’exécution si distinguée des frères Tilmant, ces concerts n’avaient pas appelé la foule, et par conséquent, n’avaient rien d’enseignant : c’était un festin délicat offert à plusieurs amis, toujours les mêmes, et non une table commune, où les convives se renouvellent sans cesse ; il fallait peut-être l’orageuse popularité de Liszt pour donner à des soirées aussi sérieuses l’éclat des plus brillants concerts : aussi l’influence a été progressive ; les salons, pleins seulement aux [p. 82] deux tiers à la première soirée, ont été encombrés à la dernière par neuf cents spectateurs qui ont monté jusqu’aux appartements particuliers. Ces soirées sont donc consacrées maintenant, elles ont pris date dans l’éducation musicale de la France, comme les concerts du Conservatoire. Espérons que l’hiver ne s’achèvera pas sans que le noble trio se renouvelle.
Outre les grandes œuvres de Beethoven, nous avons eu dans ces quatre concerts Nourrit et les ballades de Schubert, qui ont transporté la salle d’enthousiasme ; deux solos de Batta, dont la basse semble avoir une âme de femme, tant elle pleure avec passion ; et plusieurs morceaux composés et exécutés par Liszt. Quelques personnes s’élèvent vivement contre la musique de Liszt ; c’est peut-être, selon nous, faute de se mettre à son point de vue, et de le juger avec sa qualité : Liszt est un artiste d’imagination et de caprice ; les hommes d’imagination sont toujours pressés. Entraîné par sa fantaisie, Liszt, à peine une idée épanouie, court à une autre. Si vous écoutez sa musique au pas, vous le perdrez de vue en quelques secondes ; mais montez hardiment en croupe sur sa pensée, laissez-vous emporter par elle, et vous verrez que de sites charmants, que de belles prairies, que de sauvages aspects vous éblouiront au passage, vous dédommageront des bonds un peu trop vigoureux de ce cheval de Mazeppa.
L. [sic] LEGOUVÉ.