Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 361

Fleuriot de Langle, Paul. Une audition de Liszt chez Lamartine. Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, samedi 19 juillet 1930, p. 4

Une audition de Liszt chez Lamartine

 

[...]

   Une note trouvée dans les papiers d’un « petit romantique » (il se nomme Evariste Boulay-Paty, et l’heure viendra pour lui d’être arraché à la brume) nous révèle opportunément quel régal et quelle surprises le poëte avait, ce soir-là, ménagé à ses hôtes ; il les avait conviés à entendre les prestigieux Franz Liszt.

   Les pièces de réception étant trop petites pour accueillir la foule des invités, Lamartine (à moins que ce ne fût peut-être sa femme) y avait remédié d’une manière ingénieuse : la porte du salon avait été ouverte du côté du jardin ; un plafond de toile, tendu le long de la façade, dans le prolongement du toit en terrasse, formait une deuxième chambre d’audition, où les effluves sonores se mêlaient aux parfums du dehors. Des lampes allumaient çà et là sous les arbres des lueurs de phares dans les bleus profonds et veloutés de la nuit. Agrandir le réel jusqu’aux bords illimités du rêve ; associer la nature et les « songes d’une nuit d’été » au émois que procure le plus vaporeux et le plus fluide des arts : la musique — privilège de poëte, dont nul n’était plus apte que le « chantre des Recueillements » à tirer parti pour le plaisir de ses hôtes.

   De les nommer tous, je serais fort empêché. Il me manque de tenir entre les mains le carnet d’adresses ou la liste d’invitations de Mme de Lamartine. Du moins, avant que Franz Liszt ne s’installe au clavier et n’apaise par le seul geste de « l’attaque » la rumeur des réunions mondaines, vite, jetons quelques regards sur la brillante chambrée. Voici — parmi les intimes — Cintrat, des Affaires étrangères ; Dargaud, qui a toujours ses entrées chez le Maître, à Paris comme à Saint-Point ; le sculpteur Auguste Préault ; Emile Ollivier, mari de Blandine Liszt ; l’immanquable Lacretelle ; puis les « colonnes » du journalisme : Auguste (que d’Auguste !) Desplaces, Eugène Pelletan, Edmond Texier, etc.

   Mme de Lamartine, en parfaite maîtresse de maison va d’un groupe à l’autre. Sa prévenance habituelle a d’autant plus de mérite à s’employer ici que six longs mois de maladie ont maigri, creusé et altéré les traits de ce pauvre visage, sur lequel la mort prochaine met déjà son ombre. Dans l’entourage du poëte, plusieurs admirent comme la condamnée soutient encore avec une exquise politesse son rôle de vivante [sic]

   Lamartine, toujours courtois, trouve un mot pour chacun :

   « Vous auriez dû me laisser savoir que vous étiez souffrant, glisse-t-il à Boulay-Paty, sur un ton d’affectueux reproche, j’aurais bien su découvrir le temps d’aller vous rendre visite ! » Evariste d’incline et répond : « Grazie, Signore. » Mais, au vrai, son esprit est ailleurs : il s’absorbe dans la contemplation de Blandine Liszt, grande blonde à la chevelure opulente, aux yeux couleur de mer Méditerranée, et qui vous aurait en même temps l’allure d’une Walkyrie. Il paraît que la fille de Liszt est une vraie musicienne, chuchote-t-on, et des voisins affirmaient tout à l’heure qu’elle « chantait à ravir ».

 

***

 

   Trêve au commentaires et aux papotages ! L’instant désiré arrive que Liszt s’assied devant le piano. Un léger murmure court dans l’assistance — pareil à ce doux clapotis qui, là-bas, au fond du jardin, fait frémir les feuillages. Et puis, c’est le recueillement des fidèles qui attendent de recevoir la mâne sonore des mains multipliées du dieu.

   Que joue-t-il ? Car si jamais il fût raisonnable de parler d’un « jeu » c’est ici où toute difficulté devient facile sous la caresse du virtuose. Ce qu’il joue et comment il le fait ? Un technicien, tout amateur éclairé l’eussent mieux dit sans doute que notre Evariste. « Le Sonnet fait Homme », comme se plaisait à l’appeler Cuvillier-Fleury, met trop volontiers la pédale sur le point d’exclamation et sa prose est parfois malhabile à traduire son enthousiasme. Voici le rapport naïf mais sincère qu’il nous a laissé :

   Liszt a joué deux fois. Il a été magnifique. Quelle puissance ! Quelle inspiration ! Il paraissait dompter sous ses doigts les sons houleux ou tendres qu’il venait d’imiter. On eût dit le Neptune antique dominant les flots qu’il avait soulevés. Il a joué du fond de l’âme une sonate de Beethoven. Les touches noires et blanches semblaient céder à ses longs doigts des souvenirs lointains qui s’interrompaient et se reprenaient. C’était profond comme le regrets émus d’un vieil homme.

   Je l’entendais alors pour la seconde fois. Je l’avais entendu il y a peut-être vingt-cinq ans, un soir, chez Victor Hugo. Il improvisa, je crois sur des Orientales de ce grand poëte ; il les traduisait en musique rythmique et passionnée.

   Liszt était le grand lyrique du piano, le désordre dans l’art puissant, la fougue, l’inspiration dans la science. Je me rappelle ses longs cheveux tombant sur son dos et qu’il agitait comme une crinière, ses yeux bleus, lumineux ou voilés de l’inspiration germanique, ses gestes excessifs, ses mouvements impétueux. Il était sublime !

   Maintenant, c’est une autre manière. L’âge a mis l’élégie, de l’épique dans son lyrisme. Il est plus triste, plus grave, moins emporté. Ses cheveux, toujours blonds, mais moins brillants, ne lui tombent plus que sur le cou ; ses yeux reflètent moins l’Idéal et plus le réel. Son visage a perdu de l’homme et pris de la femme... Il semble que le temps a pressé la tête dans sa main...

   On aurait pu rêver pour finir un plus majestueux accord. Mais quoi ! c’est moins de la poésie et du grandiose que de la simplicité et du vrai qu’il faut quêter chez tout mémorialiste. Le nôtre vient de consigner sur ses tablettes un détail curieux : alors que l’iconographie de Liszt à ses débuts nous le montre plutôt sous les apparences d’un génie féminin mal décidé à l’homme, Evariste Boulay-Paty, en 1861, juge, tout au rebours, que le pianiste a reçu de l’âge et du temps le masque d’une femme !

   Qui croire ? Les peintres et le sculpteurs ou les poëtes si d’aventure ils se piquent d’observer et de décrire en réalistes ? J’en laisse à décider aux visiteurs du Pavillon de Marsan, qui, lors d’une récente exposition, ont pu voir une statuette en bronze de « Liszt au piano » — amusant portrait-charge troussé avec verve par Dantan le jeune.

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