Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 110

Dupêchez, Charles François (éd.), Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult (Daniel Stern). Présentation et notes de Charles F. Dupêchez. Nouvelle édition augmentée, revue et corrigée. Paris : Mercure de France, 2007, p. 339-341

   Au nombre des personnes qui s’intéressaient vraiment à ce mystère romanesque était une vieille dame qui m’avait en amitié.

   Une jolie nièce qu’elle élevait dans sa maison était du nombre des élèves privilégiées qu’avait conservés Franz. De loin en loin il venait chez la marquise L. V. [Le Vayer] faire de la musique, à la condition expresse que ce serait en famille et qu’on ne ferait aucune invitation. Mais la marquise n’y avait pu tenir. Insensiblement, sa porte, d’abord strictement fermée lorsque Franz jouait, s’était entrebaillée puis ouverte, et elle invitait maintenant toute la société. Après avoir à plusieurs reprises refusé l’invitation de madame L. V., lassée comme je l’étais d’aller dans le monde, n’ayant aucun souci d’entendre un virtuose de plus, moi qui les avais entendu presque tous, je craignis à la fin de désobliger une personne très aimable, et, sur ses instances, je me rendis chez elle un soir qui devait être le dernier où l’on entendrait Franz.

   Lorsque j’entrai vers dix heures dans le salon de madame L. V. où tout le monde était déjà réuni, et où j’étais, me dit la marquise en m’abordant, impatiemment attendue, Franz ne s’y trouvait pas. La maîtresse de la maison s’en excusait. Prévenant une question que je n’aurai point faite, on s’apprêtait, me dit-elle, à chanter un chœur de Weber. L’artiste était allé dans la pièce voisine pour écrire une partie qui s’était égarée… Madame L. V. parlait encore que la porte s’ouvrait et qu’une apparition étrange s’offrait à mes yeux. Je dis une apparition, faute d’un autre mot pour rendre la sensation extraordinaire que me causa, tout d’abord, la personne la plus extraordinaire que j’eusse jamais vue.

    [… p. 340…]. La maîtresse de maison me tira d’embarras. Le piano était ouvert, les flambeaux étaient allumés aux deux côtés du pupitre. Madame L. V. murmura quelques paroles que Franz ne lui laissa pas achever. Brusquement il quitta le siège qu’il occupait près de moi, je crus voir que c’était avec dépit ; et comme involontairement, sans réflexion, sans qu’il m’en eût priée, je suivais l’artiste au piano où l’attendait le chœur des jeunes filles, et prenant des mains de l’une d’elles une partie de mezzo-soprano, je mêlai à ces voix fraîches et calme ma voix émue. Le morceau terminé, Franz qui ne m’avait pas vue jusque-là, cachée que j’étais derrière lui, dans le groupe des chanteuses, en se retournant m’aperçut. Une lueur passa sur son front qui tout [p. 341] aussitôt se rassombrit ; et pendant le reste de la soirée il ne chercha plus à se rapprocher de moi.

   Après qu’il eut joué, je lui dis, comme tout le monde, à mon tour et selon la politesse, quelques mots d’admiration, auxquels il répondit par une inclinaison silencieuse. […]

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