Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 211

L’Orléanais, 11e année, no 35, dimanche 2 mai 1841, p. [1]
Article signé: « A. »

Concert de Listz.

 

   Depuis un mois, Liszt était à Paris, et tout ce qu’il y a de monde élégant et de dilettanti se portait en foule aux concerts qu’il donnait, et venait acheter, moyennant la somme assez forte de vingt francs, le droit de parler en bien ou en mal de ce roi des pianistes.

   Et cependant, ce jeune signour, cet artiste dandy, ce roi, enfin, il ne nous a pas dédaigné, nous qui, par notre vie simple et paisible, et notre haine de l’excentricité, nous sommes acquis une réputation anti-artistique plus ou moins méritée. — Il a daigné dire à ses postillons de le conduire à Orléans. Il a daigné mettre dans sa poche royale les mille ou douze cents francs que lui a valus son concert, et le lendemain, mollement étendu dans la cabine d’un bateau à vapeur, il voguait pour Tours, allait faire une nouvelle moisson de gloire et de métal, et le soir même, il quittait Tours pour être demain à Nantes, dans trois jours en Angleterre, dans quinze jours en Russie, partout fêté, choyé, admiré, se laissant donner avec une auguste condescendance le nom de grand, permettant à quelques femmes exaltées de lui baiser les mains. — Quelle vie que celle-là ! — Mais aussi, quel talent que celui de Listz !

   Nous avons eu de la peine à reconnaître, dans le sublime artiste que nous avions devant les yeux, ce petit Listz que nous avions entendu, il y a quelques six ans, frappant de toute la force de ses petits poignets sur son grand piano à queue, écrivant sa musique sans tenir compte de la mesure, étonnant, étourdissant ses auditeurs par la vigueur et la justesse de son jeu, comme un saltimbanque qui fait pousser à la foule des cris d’admiration quand il est parvenu à faire quelque tour plus fort que les précédens.

   Listz nous rapportait alors un talent tout nouveau, tant il avait grandi, tant il était comme transfiguré, — un talent dépouillé des écarts fougueux d’une imagination trop vive, d’une verve trop échevelée, — et si parfois il laissait reparaître le vieil homme, c’était dans ce qu’il avait de brillant seulement, et avec des qualités nouvelles.

   L’ouverture de Guillaume Tell, cette œuvre si belle d’un de nos grands compositeurs, a été traduite par lui, sur le piano, avec un rare bonheur. — C’est d’abord l’orage qui grande, les vents qui sifflent, et nous avons tous pu entendre comment Listz sait produire ces effets. — Le cor anglais entonne ensuite son Rantz [sic]des vaches ; la flûte vient lui prêter un instant son babillage grâcieux. Alors s’étale, dans toute sa pompe, cette vigoureuse et puissante harmonie qui termine l’ouverture, cette marche, devenue populaire, dont le mouvement, pressé toujours de plus en plus, a été conduit avec tant de talent par l’incroyable pianiste.

   Venait ensuite le plus beau morceau qui ait été composé sur les motifs de Robert-le-Diable, deux délicieuses mélodies, puis le galop chromatique, charmante composition de Listz, et le concert était fini. Listz sait ce que son instrument à de sec et d’aride, quelque soit d’ailleurs l’artiste qui le touche, et il avait eu le bon esprit de se retirer avant que ses auditeurs fussent rassasiés. — Cependant, redemandé et couvert d’applaudissemens, il est revenu jouer, avec une grâce charmante, un morceau qu’il n’avait pas annoncé sur son programme, ce qui ne nous a pas empêché de nous retirer en regrettant de ne pas l’entendre plus long-temps.

   Tout le monde, du reste, était content. Une peintre qui se trouvait à côté de nous, et qui n’avait pas la moindre notion musicale, admirait en lui cette belle tête, cette figure artistique, que Listz s’efforçait de rendre grave et sérieuse, et qui, malgré lui, peignait toutes ses émotions et se mettait parfaitement en rapport avec les phrases musicales qu’il nous faisait entendre.

   Les pianistes étaient émerveillés de la vigueur de l’agilité prodigieuse de son doigter ; et réellement, en entendant cette multiplicité de notes qui jaillissaient de tous les octaves du piano, en entendant Listz faire à la fois un chant, une variation sur ce chant et une basse pour l’accompagner, on ne pouvait se défendre d’examiner un peu les mains de l’artiste, pour voir si le nombre de ses doigts était bien celui que constatent les anatomistes ; on comprenait parfaitement l’idée spirituelle de Dantan, qui a donné à la statuette de Listz dix doigts à chaque main.

   Mais ce qui nous étonne plus encore que le doigter de Listz, c’est l’expression qu’il est parvenu à donner à un instrument aussi ingrat. — Qu’un violoniste, dont les doigts agissent directement sur les cordes, dont la main dirige l’archet, qui peut modifier les vibrations, altérer les notes, les élever où [sic] les abaisser ; qu’un flûtiste, qui, par l’écartement ou le rapprochement de ses lèvres, peut enfler ou diminuer le son et même modifier sa nature, obtiennent, avec leur instrument, des chants qui se rapprochent de ceux que peut rendre la voix humaine, il n’y a rien là de bien étonnant ; mais comment ne pas s’émerveiller en voyant un pianiste mettre en mouvement des touches, des marteaux, n’agir sur les cordes que par l’intermédiaire d’une machine, et cependant donner à son chant une expression aussi exquise !

A.      

Responsable de publication: Claude Knepper (CNRS) - Réalisation: Philippe Brunet  - Copyright © www.liszt.cnrs.fr