Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 288

Le Courrier de l’Isère. Journal constitutionnel de Grenoble, 27e année, no 4015, mardi 20 mai 1845, p. 3

Concert de Listz

   A l’âge de douze ans, Franz Listz excitait à Paris des transports d’enthousiasme ; les difficultés qui arrêtaient les maîtres semblaient un jeu pour cet enfant privilégié. Il déchiffrait la musique de première force, comme un pianiste habile l’aurait exécutée après une longue étude ; sur un thème indiqué par le public, il improvisait un morceau complet avec une facilité qui tenait du merveilleux. On craignit à cette époque, malgré la distance énorme qui séparait Listz de tous les petits prodiges qui apparaissent périodiquement à Paris chaque hiver, qu’un talent si précoce n’avortât, et qu’en avançant dans la vie, cet enfant extraordinaire ne finit, comme tant d’autres, par devenir un artiste médiocre. Mais Listz devait être l’exception à la règle. Dieu l’avait doué, malgré sa frêle apparence, d’une organisation et d’une volonté capables de résister à cette vie d’agitation et de succès qui épuise si vite. D’abord il eut beaucoup à souffrir ; longtemps il lutta contre une fièvre dévorante ; mais l’excellence de sa nature l’emporta, et aujourd’hui, il supporte aisément des fatigues qui briseraient l’homme le plus robuste.

   A mesure que Listz grandissait, son talent prenait aussi un nouveau développement. A vingt ans, on le proclamait le premier exécutant du monde, et plus que jamais il est en possession de ce titre. Son existence n’a été qu’une suite de triomphes. A Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Paris, à Madrid, à Londres, à Lisbonne, à Berlin, les populations sont accourues pour le voir et l’entendre ; les femmes l’ont partout comblé d’hommages, de fleurs, de couronnes ; les souverains l’on revêtu des insignes réservés à la gloire.

   Franz Listz est un jeune homme blond et pâle ; sa taille est mince et flexible, sa tournure pleine d’élégance. Il porte dans toute sa physionomie l’empreinte de la supériorité. Son front est largement développé ; ses traits, fortement accentués, présentent un ensemble d’une régularité et d’une distinction parfaites. Il y a de l’énergie dans ses yeux, de l’énergie dans son geste, et n’était la couleur de son teint et de sa belle chevelure, je dirais que sa physionomie rappelle celle de Bonaparte, à cette époque où, dévoré par l’activité de son génie et le désir de l’appliquer, le vainqueur de Toulon allait prendre le commandement de l’armée d’Italie.

   Listz n’est pas seulement un pianiste ; son esprit est profond et ses connaissances sont étendues ; en voyageant, il a beaucoup observé, et sa rare pénétration et son contact perpétuel avec tout ce qu’il y a de sommités artistiques, littéraires et philosophiques en Europe l’ont souvent dispensé de consacrer à de savantes et solitaires études un temps précieux dont le monde s’arrachait les instants. Je suis convaincu que Listz eût pu entreprendre et réussir en tout. Je sais qu’on lui a reproché d’avoir trop d’imagination, c’est-à-dire de ne pas modeler sa pensée sur le moule de la pensée vulgaire ; mais on pourrait adresser les mêmes reproches à tous les hommes vraiment poëtes, à Lamennais, au père Lacordaire, à Châteaubriand, à Sand ; c’est justement en cela qu’ils sont grands.

     Parlerai-je maintenant de l’exécution de Listz ? La langue manque d’expressions assez délicates, assez ténues pour donner une idée de ces traits légers, étincelants qui charment et éblouissent tout à la fois ; de période assez complexes pour retracer ces canevas brillants où les accords se succèdent avec une netteté magique sous les doigts longs et effilés de Listz qui semblent se multiplier ; de mots assez puissants, pour rendre l’effet de ces chants larges et sonores, dont la vibration se prolonge tandis que le clavier tisse avec une rapidité électrique une dentelle de notes métalliques et perlées. Si toute comparaison n’était pas défectueuse, lorsqu’il s’agit de mettre en parallèle des hommes hors ligne, je dirais que deux artistes seulement ont atteint cette hauteur de talent, Paganini et Listz. Paganini avait peut-être plus de recherche, Listz a plus d’expansion.

   Listz a joué six fois. Pour les pianistes, le morceau le plus remarquable qu’il ait fait entendre est, à mon sens, celui de la Somnambule, où il a laissé les sentiers battus, reculé les limites de l’art, créé des difficultés exécutables pour lui seul et qu’il exécute en se jouant, mis en opposition deux thèmes charmants qui se reproduisent tour à tour, et tous deux à la fois entre un accompagnement plein de largeur et un tremolo soutenu. C’est presque à n’y pas croire, pourtant cela est.

   L’ouverture de Guillaume Tell a surtout enlevé le public, qui, familiarisé depuis longtemps avec l’œuvre de Rossini, a pu donner toute son attention au jeu de Listz. A la surprise qui s’est d’abord emparée des spectateurs, a bientôt succédé l’enthousiasme, impatiemment contenu, et qui, même avant les derniers accords, s’est traduit en applaudissements prolongés ! Mais aussi quelle puissance ! Reproduire sur un seul instrument l’harmonie complète d’un orchestre, et de quel orchestre ! mais ne comparons pas les orchestres. Reproduire cette harmonie dans ses nuances les plus délicates, les plus suaves, dans ses effets les plus graves, les plus sonores ! Si ce n’est pas là le génie de l’exécution, il faut donc que ce génie n’existe pas.

   Je pourrais m’arrêter là et me borner à ce qui précède l’éloge de ce jeune homme qui vient de passer à Grenoble et d’y laisser une trace lumineuse ; je ne veux cependant pas terminer sans parler de ses qualités les plus essentielles, les plus estimables. Listz a un bon et noble cœur. Sans dévoiler ici mille traits charmants qui rempliraient une biographie entière, sans rappeler même indiscrètement ceux qui se sont accomplis sous nos yeux, car dans les trente-six heures qu’il a passées à Grenoble, il a trouvé le temps de faire quelques bonnes actions, je dirai qu’aucun artiste n’a fait autant que lui pour les malheureux, pour les pauvres. Et si quelque chose l’emporte sur sa charité, c’est la grâce infinie avec laquelle il fait le bien.

   Listz a une mère qu’il aime comme une pareille âme sait aimer ; il ne reçoit pas un éloge, n’obtient pas un succès qu’il n’en fasse hommage à sa mère. Vous jugez si elle est fière de son fils et si elle doit remercier Dieu de le lui avoir donné !

   Plusieurs d’entre nous ont été assez heureux pour causer quelques heures avec lui ; il nous serait impossible de dire si nous avons été plus touchés de son aménité et de sa bienveillance, que frappés de cette répartie vive et spirituelle, de cette originalité de bon aloi qui n’appartient qu’aux hommes d’élite et que Listz possède à un si haut degré. Enfin, je n’ai jamais rencontré d’artiste dont le caractère m’ait semblé plus digne et plus indépendant.

F.   

Responsable de publication: Claude Knepper (CNRS) - Réalisation: Philippe Brunet  - Copyright © www.liszt.cnrs.fr