Sources

Franz Liszt ‒ Sources du concert n° 293

Journal de Saône-et-Loire, 19e année, no 43, mercredi 28 mai 1845, p. [1]-[2]

   Une fête magnifique a eu lieu dimanche au château de Montceau, où se trouvaient plus de cent invités. En ce jour surtout, chacun a pu reconnaître combien il est vrai de dire qu’aucune hospitalité, quelle qu’elle soit, ne surpassera jamais celle que sait offrir le Chantre des Méditations. Nous ne chercherons pas à peindre les émotions vives et délicieuses qu’ont unanimement éprouvées ceux à qui il avait été donné d’assister à cette réunion, où tous les rangs, toutes les conditions sociales, toutes les nuances d’opinion politique étaient représentées et confondues, sans qu’il en résultât aucune disparate, sans que personne fût en proie à un sentiment autre que celui d’une douce et intime satisfaction, au sein de cette fusion toute fraternelle. C’est que, aussi bien que les mauvaises passions, les généreux instincts ont quelque chose de contagieux, et, sous le toit de celui qui consacre ses talents, son génie, son existence à faire prévaloir des doctrines démocratiques empruntées à ce que la charité évangélique a de plus noble et de plus pur, sous ce toit, disons-nous, il ne pouvait y avoir accès dans tous les cœurs qu’à des pensées dignes de l’homme aussi excellent qu’illustre qui les inspirait.

   Les arts avaient aussi dans cette réunion leurs représentants, dont le plus glorieux était le grand artiste, M. Listz. Au dessert d’un immense banquet où tout le monde à trouvé sa place, M. Listz, d’une voix émue, a pris la parole pour porter un toast à M. de Lamartine. L’artiste éminent, qu’un heureux écrivain a si justement nommé le prophète de la musique, a rendu un éclatant et touchant hommage à celui qui tient d’une main si ferme les triple sceptre de l’éloquence, de l’histoire et de la poésie. M. de Lamartine n’a pas fait défaut en face de cette sorte de provocation, et, cédant à cette inspiration qui est toujours sa fidèle compagne, il s’est abandonné à une de ces mélodieuses et brûlantes improvisations, qui commandent à la fois l’admiration et le dévouement. Nous avons le bonheur de pouvoir reproduire ces belles paroles, que les plus enthousiastes acclamations ont fréquemment interrompues. Nous ne nous hasarderons pas à en faire un éloge que tous nos lecteurs trouveraient pâle et insuffisant. Disons seulement un mot sur le sentiment qui a inspiré l’orateur, et reconnaissons que, n’en fût-il pas le plus éloquent, il demeurerait encore le plus honnête et le plus sympathique des hommes. Après cette manifestation de notre opinion la plus sincère, nous regretterions, sans qu’on s’en étonnât, que M. de Lamartine ait cru, au milieu de ses admirateurs, de ses amis, comme il l’a dit lui-même, devoir se disculper de quelque odieuses et absurdes accusations, qui n’ont pu monter jusqu’à lui ; oui, nous le regretterions, s’il n’y avait trouvé une nouvelle occasion de faire éclater, une fois encore, l’immensité de son talent et la noblesse de son caractère.

   Après le banquet, M. Listz, avec une bonne grâce égale à son mérite artistique, a rendu, avec une verve entraînante, deux magnifiques morceaux qui ont transporté tout l’auditoire ; puis, se mêlant aux groupes de la Société Orphéonique, il a concouru à l’exécution de plusieurs chœurs qui ont été dits avec tant d’ensemble, d’intelligence et d’expression, qu’on eût pu croire que les chanteurs subissaient l’harmonieuse influence de l’air qu’ils respiraient.

   Voici le toast de M. Listz :

      « Messieurs,

   » Qu’il me soit permis aujourd’hui, quoique étranger parmi vous, de porter le toast de M. de Lamartine.

   » Je n’essaierai point de vous parler de lui ; car, pour le faire dignement, il me faudrait pouvoir lui emprunter un peu de sa grande et harmonieuse parole, qui est aussi une grande et harmonieuse musique. Et cette musique, vous le savez, Messieurs, et la France et l’Europe le savent également, n’est pas futile, passagère et sans écho comme la mienne... Non, car son rhythme est incessamment marqué par les plus nobles sentiments du cœur et les plus hautes inspirations de l’intelligence.

   » Oh ! vous faites bien, Messieurs, d’entourer ainsi de respect, d’admiration et de sympathie votre illustre député ; et, pour ma part, je me sens heureux et fier d’être convié à cette table, et de pouvoir lui dire au nom de tous :

   » Jamais nous ne vous ferons défaut ;

   » Jamais il ne nous arrivera de méconnaître en vous la double consécration du génie et du patriotisme ;

   » Jamais enfin nous ne dégénèrerons de l’avenir providentiel que vous nous préparez, et vers lequel nous vous demandons de nous guider. »

 

     M. de Lamartine s’est levé et a répondu ainsi à ce toast :

 

      « Messieurs, non, l’illustre artiste à qui nous avons le bonheur d’offrir l’hospitalité n’est étranger nulle part : le génie est le compatriote de toutes le intelligences et de toutes les âmes qui le sentent. Mais ce n’est pas son génie que je vous propose de saluer en ce moment ; c’est sa bonté, c’est sa prodigalité de bienfaisance envers les classes souffrantes de ce peuple qu’il aime et qu’il va chercher dans ses infirmités et dans ses misères, pour lui porter en secret la dîme de son talent, la dîme de sa propre vie ; car il met de sa vie dans son talent ! Je lui demande pardon de révéler devant lui, des actes de charité cachée, qu’il voudrait dérober à tous les regards ; mais il faut quelquefois que la modestie souffre et que les vertus soient trahies, ne fût-ce que pour être imitées. (Applaudissements.) Ce toast donc à M. Listz ! Les applaudissements le précèdent et le suivent toujours : mais les applaudissements qu’il préfère, ce sont les bénédictions silencieuses de quelques pauvres familles, soulagées mystérieusement par lui ; c’est l’aumône secrète qu’il glisse dans la main du malheur, que Dieu seul y voit tomber, et qui retentit dans le ciel, comme la plus belle note de ses concerts ! (Applaudissements prolongés.)

   » Maintenant que nous avons satisfait à l’hospitalité, un mot sur la circonstance fortuite qui nous réunit.

   » Messieurs, c’est surtout aux hommes politiques qu’on peut appliquer ce proverbe populaire de nos contrées :

« Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. »

   » Je ne l’ai jamais si bien senti qu’en cet instant. Il y a bien peu de jours, bien peu d’heures, que je luttais péniblement au milieu du tumulte des assemblées délibérantes, tombant ou me relevant tour-à-tour, tantôt aux murmures, tantôt aux applaudissements de la foule, comme dans une mêlée ; et aujourd’hui, me voilà à cent lieux de cette poussière d’opinions qui s’élève et qui s’abat si vite, au milieu du pays que j’aime le plus, de la campagne rajeunie par le printemps qui revient, sous le toit de mes pères, à table avec mes amis, et surpris tout-à-coup dans cette détente d’esprit et de cœur, par une musique inattendue, qui vient de si loin étonner le silence de ces vieux arbres, et me dire, en notes sympathiques, que mon pays est content de moi. (On applaudit.) Qu’il y a loin de là, convenez-en, à la chambre des députés !....

   » Aussi, Messieurs, plus de politique ici ! la musique n’a pas d’opinion ! J’oserai dire que votre amitié pour moi n’en a pas : les opinions sont les armes de combat ; le combat fini, on les dépose et l’on s’embrasse. Ecartons d’ici tout ce qui divise, appelons tout ce qui réunit ! C’est toute la politique de ces banquets d’amis. (Très-bien ! très-bien !) ; et ne serait-ce pas aussi toute la politique de ce grand banquet social, comme l’appellent les poètes, où tous les hommes s’asseient tour-à-tour et, en passant, à des places si différentes et si inégales ; où la Providence assigne les rangs, mais où la politique peut et doit les améliorer tous ! (Longs applaudissements.)

   » Messieurs, ce besoin d’améliorer et d’égaliser le sort de toutes les classes de la nation et de la société, sans acception de rangs, de conditions, de professions, car la société est aussi sainte à ses degrés d’en bas qu’à ses degrés d’en haut, puisque ce sont des hommes qui s’y asseient, (Très-bien !) ; ce besoin, dis-je, a toujours fait le fond de ma politique. Votre attachement persévérant à travers les phases de ma vie publique, si mal interprétée de loin, et qui n’ont été cependant que les attitudes diverses d’une pensée toujours la même, me prouvent qu’ici, du moins, j’ai été bien compris !

   » Non, Messieurs, ce n’est pas auprès de vous qu’on parviendra à ma représenter comme une âme errante, qui ne s’arrête à aucun parti, qui les traverse tous, et qui n’a pour boussole, pour règle, pour but, que les inspirations soudaines d’une politique aussi mobile et aussi diversement colorée que l’arc-en-ciel de son imagination. En cela, je ne réponds de rien devant les autres. C’est l’unité de ma ligne qui répondra pour moi un jour, quand elle apparaîtra tout entière. Ma politique n’est qu’une logique, et on ne l’accuse d’inconstance et de mobilité que parce qu’elle n’a pas voulu se prêter à suivre les inconstances et les mobilités des partis. Ils se déplacent, ils se démentent, et ils accusent d’inconséquence les âmes fermes, qui ne consentent pas à se déplacer, à dévier, à se démentir avec eux. Quant à vous, vous connaissez mes actes ; vous avez reçu et recueilli tous mes discours depuis que vous m’avez envoyé à la chambre ; vous êtes juges, vous avez les pièces, examinez ! S’il y a, dans les innombrables paroles que j’ai prononcées pendant dix ans, à toutes les tribunes de mon pays, un seul mot qui soit en contradiction avec un autre, je donne, non pas ma vie, ce ne serait rien, mais je donne mon honneur à celui qui le découvrira. (C’est vrai ! c’est vrai ! On applaudit.) Non, je n’ai jamais eu, je n’aurai jamais, soit dans l’opposition, soit dans le gouvernement, si nos idées étaient assez fortes et assez heureuses pour le conquérir et pour arriver au pouvoir, qu’un seul but, qu’un seul principe, qu’une seule passion, l’intérêt légitime du plus grand nombre ! ce que j’ai appelé souvent, ce que j’appelais encore, il y a peu de jours : la politique des masses, la fraternité de toutes les classes et de tous les intérêts, le contraire de la politique d’égoïsme et de castes, qui a jusqu’ici gouverné le monde. (Bravos unanimes.)

   » Aussi le peuple, si lent quelquefois à reconnaître ses amis, ne s’y est pas trompé ; et voilà pourquoi, en toute occasion, bien qu’on me peignît à ses yeux tantôt comme un aristocrate séduisant, cherchant à capter, à corrompre le peuple par l’adulation, comme un partisan invétéré d’une troisième Restauration, tantôt comme un ennemi masqué de la dynastie de Juillet, tantôt comme un démocrate aventureux, entraînant les cœurs à la République sans en arborer le nom, l’estime et la confiance de la partie nombreuse, laborieuse et souffrante du peuple ne m’ont jamais abandonné.

   » Voilà pourquoi, il n’y a pas encore huit jours, dans une occasion moins intime, moins douce, moins cordiale que celle-ci, mais plus imposante par sa signification, une députation de plusieurs milliers d’ouvriers est venue m’apporter la force morale de leur adhésion spontanée à nos principes. Vous avez entendu mon langage avec eux... Etait-il factieux ?... Eh bien ! on a parlé de faction ! Faction ? oui ! il y avait entre eux et moi la même faction qu’il y a aujourd’hui, qu’il y a depuis huit ans, qu’il y aura toujours entre vous et moi ! la faction des bons principes, la faction des bons sentiments ! la faction de la concorde, de l’harmonie, de la fraternité entre toutes les classes des citoyens ! (On applaudit à plusieurs reprises.)

   » Et voilà pourquoi, aujourd’hui même, par cette démarche, témoignage de notre union parfaite, vous me montrez que nous adhérons si complètement par tous les points sensibles de l’esprit ou du cœur, des opinions ou des sentiments ! Voilà pourquoi ce touchant accord entre nous, cet unisson des âmes, qui ressemble presque à de l’attachement unanime, et qui paraît tellement, dans le visage et dans le geste partagé par tous, qu’il me semble que je pourrais aller de rang en rang, prendre, de chacune de vos mains, et feuille à feuille, mon humble couronne civique, si jamais ma tête obscure était digne de recevoir cette couronne d’amitié de mes concitoyens ! (Bravos prolongés.)

   » Et sommes-nous donc une seule classe de citoyens ici ? une seule classe d’hommes de loisir, d’hommes politiques ? Non, vous le voyez, tous les rangs y sont confondus ; j’ai le bonheur d’y compter, auprès de cet artiste le plus éminent de son art, d’autres artistes de l’esprit et de la main, des publicistes, des écrivains déjà illustrés par leurs travaux, et, à côté d’eux, des artisans, des ouvriers, qui ont bien voulu dérober une journée entière à leurs occupations ou à leurs loisirs de la semaine, pour venir serrer la main d’un compatriote, d’un député, d’un député qu’ils n’ont point nommé, car la loi leur refuse le droit, le bonheur de donner même le témoignage de confiance à l’homme de leur choix, mais qu’ils nomment en réalité, aujourd’hui, par tous les pas qu’ils ont faits pour venir le visiter dans sa retraite, et par toutes les acclamations dont cette salle retentit, et par tous les battements de leur cœur, dans cette réunion où ils sentent, malgré la loi, que dans le député de tous, ils ont un ami pour chacun d’eux. (Applaudissements.)

   » Eh bien ! voilà les fruits de paix de cette politique honnêtement populaire ! Oui, mettez la main sur vos cœurs et répondez ! Ne les sentez-vous pas en ce moment pleins de bienveillance réciproque, de bonne volonté, de bons désirs pour tout le monde ? Y a-t-il une mauvaise pensée de haine ou d’envie en vous ? Y a-t-il rien dans nos principes, dans nos sentiments, dans nos paroles ici, qui puisse, je ne dis pas offenser, alarmer, mais seulement contrister, froisser le moins du monde, un de nos adversaires politiques, s’il s’en trouvait par hasard au milieu de nous ? Ne lui serreriez-vous pas la main aussi cordialement que vous allez serrer la mienne ! (Oui ! oui !) Eh bien ! voilà la bonne politique ! voilà la vraie et sainte démocratie ! j’y persévèrerai.

   » Messieurs, tant que vous m’y soutiendrez, du cœur, de la voix, de vos suffrages ; tant que j’aurai une tribune sous les pieds, je continuerai à braver les mécontentements des partis, quels qu’ils soient. Sans doute, il y a des heures pénibles pour l’homme public, qui fait passer son amour-propre après ses idées, qui met sa poitrine devant la vérité qu’il veut faire triompher pour son pays ! Il y a des accusations dures à supporter, il y a des années et des années de patience à ravaler, en attendant les occasions favorables au développement des doctrines ; il y a des moments où il faut tenir son cœur dans ses mains et réfréner en soi des colères patriotiques difficiles et nécessaires pourtant à modérer. (Longs applaudissements.)

   » Mais tout cela n’est rien ; il faut savoir souffrir en ce monde quelque chose pour les vérités ! Que dis-je ? est-ce donc véritablement souffrir que d’avoir à supporter quelques mauvaises interprétations de ses opinions, quelques dénigrements de ses idées, quelques humiliations de son amour-propre, quand ces petites souffrances d’esprit sont récompensées dans l’avenir par les immortelles certitudes de l’amélioration du sort du peuple, et récompensées dès à présent par ces belles heures que vous me donnez au milieu de vous ? (On applaudit.)

   » Messieurs, recevez mes remercîments, reportez-les dans la ville à ceux de nos amis de toutes les classes que la distance a retenus loin de nous, et permettez-moi de vous proposer à mon tour un toast qui résume tous nos sentiments : « A la politique des masses ! — A leurs droits ! — A leurs intérêts honnêtes et légitimes ! — Et, en particulier, au peuple laborieux, aux artistes et aux artisans de notre ville et de nos campagnes ! (Longs applaudissements.)

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